Le Prix Seligmann contre le racisme 2006

a été attribué le 17 janvier 2007 au cours d’une cérémonie à l’Hotel de Ville de Paris

à Esther BENBASSA et Jean-Christophe ATTIAS pour leur ouvrage

Juifs et Musulmans, une histoire partagée, un dialogue à construire“, publié aux éditions La Découverte

et à Françoise VERGES pour son ouvrage “Mémoire enchaînée – questions sur l’esclavage,

paru aux éditions Albin Michel.

Discours prononcés lors de la remise du prix Seligmann 2006 – Introduction de Françoise Seligmann

“Le Jury unanime a décerné le Prix de l’année 2007 à deux livres, également remarquables, celui de Françoise Vergès “La mémoire enchaînée, questions sur l’esclavage” et celui d’Esther Benbassa et de Jean-Christophe Attias “Juifs et Musulmans, une histoire partagée, un dialogue à construire”.
En vérité ce double choix est particulièrement satisfaisant, car il marque bien notre volonté d’attaquer le racisme partout où il sévit, partout où il a sévi, et de témoigner de notre solidarité avec toutes ses victimes.

Je laisse le soin à Pierre Joxe de vous parler d’Esther Benbassa et de Jean-Christophe Attias car il a participé au colloque qu’ils ont animé et qui est à l’origine de leur livre.

“Pour ma part, je veux féliciter Françoise Vergès et surtout je veux la remercier. Car son livre est un témoignage indispensable : il apprend aux Français ce que leurs livres et leurs manuels scolaires n’ont pas su, ou pas osé, ou pas voulu leur apprendre sur un passé qu’ils n’ont pas le droit d’ignorer.
Parmi les ombres et les lumières de leur histoire, les Français ont une fâcheuse tendance à évacuer les périodes honteuses qui défigurent leur image nationale. Or, dans le passé, la France puissance coloniale a capturé et déporté des milliers de Malgaches, d’Indiens et d’Africains, et, pour la prospérité de son commerce, elle a exploité cette main d’œuvre dans des conditions si barbares qu’il est difficile de les imaginer aujourd’hui. L’esclavage, étayé sur le système colonial, cette forme criminelle du racisme, a engendré tant d’horreurs, tant de malheurs, tant de cruauté, tant d’injustice, qu’il laisse des traces indélébiles dans la construction de notre société.

Françoise Vergès a raison d’écrire : “J’ai pensé qu’il était nécessaire de proposer, avec d’autres, une relecture et une nouvelle écriture de l’histoire coloniale pour mieux comprendre pourquoi et comment elle est devenue un enjeu social et culturel. ” et plus loin “L’enjeu aujourd’hui, c’est de faire entendre ce qui n’a pas été entendu : l’esclavage a produit une idéologie raciste, et cette idéologie continue à agir dans le présent. L’esclavage a produit des sociétés qui existent dans l’espace de la République. Les esclaves des colonies françaises voulaient devenir citoyens de la République, et cela leur fut maintes fois refusé. Ne serait-il pas utile de revenir sur les raisons de ce refus ?”

Pour preuve de cette aberration, retenons le cas d’Aimé Césaire, grand témoin des drames de l’esclavage, député des territoires d’outre-mer et citoyen français exemplaire, qui reste encore aujourd’hui lorsqu’on le cite “un écrivain francophone”.
Il reste un point noir pour tous ceux qui, comme moi, ont consacré leur vie à la défense des droits de l’Homme. C’est l’attitude ambiguë des philosophes des Lumières et celle des Révolutionnaires de 1789 à l’égard de l’esclavage.
Une image résume ce malaise : lorsque le 26 août 1789, les députés de l’Assemblée nationale Constituante votaient dans l’enthousiasme le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme : “Les hommes naissent libres et égaux en droit”, savaient-ils que ce texte ne s’appliquerait pas dans les colonies françaises et que les esclaves y resteraient des esclaves ? Décrits dans le code noir rédigé par Colbert “inscrits comme meubles, comme faisant partie des objets constituant la fortune et l’héritage d’un individu au même titre que ses tables, ses chevaux et ses chaises…” Savaient-ils qu’il faudrait encore des années de bataille entre partisans et adversaires de l’abolition de l’esclavage, si bien que, en 1848, 160 000 esclaves étaient encore exploités aux Antilles, lorsque Victor Schoelcher parvient à obtenir le décret définitif de l’abolition de l’esclavage ?
Et pourtant les philosophes des Lumières avaient pris conscience du scandale que représentait l’esclavage. Ce fut le cas de Montesquieu dans “L’Esprit des Lois”. Quant à Voltaire il avait pleine conscience de l’effroyable destin des victimes de l’esclavage et de la responsabilité criminelle de ceux qui les exploitaient, lorsqu’il décrit, dans “Candide”, les malheurs du nègre de Surinam : “Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe… Tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs… hélas !… Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais, si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible. ” Ecrit en 1759, c’était bien là un formidable plaidoyer contre l’esclavage, de la part de Voltaire. Que n’a-t-il alors défendu les droits des nègres avec la même énergie que ceux du protestant Calas ?
Le seul progrès, à l’époque, réside dans la création des “amis des noirs” qui permit à certains révolutionnaires comme Mirabeau ou Condorcet d’afficher une timide solidarité avec les esclaves. Surtout il y eut la courageuse campagne de l’Abbé Grégoire pour l’abolition de l’esclavage. Mais Diderot qui n’avait pas peur des mots avouait “Il n’y a que la fatale destinée des malheureux nègres qui ne nous intéresse pas. ”
Une question douloureuse se pose alors à tous ceux qui, comme moi, sont les admirateurs fidèles des Lumières : pourquoi les grands hommes de l’époque, qui ont fait preuve de tant de clairvoyance et de tant de courage pour défendre les droits de l’Homme, se sont-ils montrés si timides et si impuissants lorsqu’il s’est agi de défendre les victimes de l’esclavage ?

J’entrevois une réponse à la lumière de la bataille que nous avons menée, dès le début la guerre d’Algérie, contre le tout puissant lobby des colons (encore eux), lorsque nous défendions les droits des Algériens à leur indépendance. Dans les sociétés bourgeoises l’économique a la primauté sur tous les domaines : lorsqu’il s’agit de sacrifier les intérêts financiers d’une minorité prospère et prédatrice au nom de la morale, il faut s’attendre à devoir mener un combat ardu, inégal, qui exige une ténacité à toute épreuve. Songez qu’il a fallu attendre l’année 2001 pour que la Loi Taubira soit adoptée, pour qu’elle reconnaisse “les traites et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité” et pour qu’elle permette aux associations “de défendre la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants”.
Il est clair que la France a bel et bien une responsabilité historique, à laquelle elle doit se confronter. Il existe des descendants d’esclaves qui sont nos concitoyens, il existe des territoires qui sont territoires de la République, les “départements d’outre-mer” dont le foncier, l’économie sont des héritages de l’esclavagisme et du colonialisme, dont les sociétés sont encore marquées par un tissu social dévasté…
Reste le problème délicat de la réparation, qui donne lieu actuellement à un débat auquel nous entendons participer. Françoise Vergès dit : “C’est la situation sociale des populations des DOM qui est en question. Mais comment quantifier les inégalités ? La restitution peut prendre la forme d’un large débat public où les responsabilités seraient examinées. Un tel débat jouerait un rôle pédagogique et concourrait à l’éducation publique”.

C’était d’ailleurs ce que nous souhaitions, déjà en 1972, dans un numéro de notre Journal Après-Demain consacré aux DOM, lorsque nous rappelions la misère, et le sous-développement qui frappent les peuples de Guadeloupe, de Martinique, de la Réunion et de la Guyane et lorsque nous affirmions que cette indifférence à leur égard est coupable, car la politique poursuivie par la France dans ces territoires concerne chacun d’entre nous, en ce qu’elle engage notre responsabilité de citoyen…”