La Chancellerie des universités de Paris décerne chaque année depuis 2003 le prix Seligmann contre le racisme, l’injustice et l’intolérance. Pour cette 14e édition, le jury a récompensé Zarina Khan pour son ouvrage intitulé « La sagesse d’aimer » paru aux éditions Hozhoni.

Discours de Zarina Khan à La Sorbonne le 7 mars 2018 lors de la remise du Prix Seligmann contre le racisme 2017 pour « La sagesse d’aimer » aux Editions Hozhoni.

 

Mes amis,

Quelle émotion d’être ici.
Ici, il y a 800 ans, un ensemble épars de maisonnettes et de granges, disposé dans un jardin, a pris sens. Si vous fermez les yeux, vous pourrez voir Robert de Sorbon installé à l’ombre d’un arbre, tourné vers une vingtaine d’étudiants pauvres, à qui il veut épargner les obstacles qu’il a surmontés lui même, fils de paysan, pour accéder à la connaissance. Voilà un de ses amis, puis un autre, qui arrivent pour dispenser à leur tour une leçon gratuite de théologie, d’humanités, ou de philosophie. Le dernier porte sous son bras un livre qui va rejoindre les autres dans la bibliothèque, à la grande joie de Robert. Nul d’entre eux ne sait encore  qu’ainsi se compose une des plus importantes collections de livres du Moyen Âge, ni qu’ils tissent, par leur humble présence, l’avenir prestigieux que connaîtront ces lieux.
Ainsi, à partir de la volonté d’un seul, de l’amitié que quelques uns portent aux valeurs de fraternité studieuse qui l’anime, naît cette œuvre majeure, la Sorbonne, où nous nous trouvons.
En plein air il entraîne ces étudiants dans la promenade fondamentale de la pensée claire, il les emmène dans la clairière pour y faucher la barbarie, l’indignité, l’ignominie, la monstruosité qu’engendrent croyances et préjugés. Une fois le champ libéré, ensemble, ils plantent, déterminés, la connaissance, la co-naissance, ils naissent à eux mêmes par la force d’un autre, et je salue ici Socrate, qui les a inspirés, sage-femme attentive de la pensée à naître.
Que sommes-nous, qui sommes-nous sans cette symphonie qui emplit notre esprit, élargit nos horizons, nous amène à prendre en compte l’autre, tous les autres, sans exclure au nom des dieux ou des appartenances ?
L’entendez-vous l’air, l’Aria, de la promenade entamée il y a des siècles ? Entendez-vous le bruissement dans la bibliothèque des pages d’un livre qui se tournent, entre les mains aujourd’hui disparues ?
Les mots sont des oiseaux. L’écrivain les pose sur la ligne, leurs ailes repliées, dans l’écrin des feuilles. Lorsque le livre s’ouvre, leurs ailes se déploient pour voler vers celui dont la main tourne la page, et atteindre les branches de son esprit. Le livre est alors une volière grande ouverte sur le cosmos, et les oiseaux y dansent avec celui qui les lit et l’entraînent dans d’imprévisibles traversées.
Mes oiseaux, vous qui êtes ici, vous avez déployé leurs ailes. Vous qui me connaissez sans m’avoir rencontrée, chers membres du jury, vous, mes lecteurs, vous leur avez donné vie. Certains des personnages habillés de mes mots sont ici ce soir, et vous les connaissez sans les avoir rencontrés. Gipsy Zarka, amie de toujours, -j’avais trois jours et elle à peine six mois lorsque nous avons été présentées-, Paul Kervella, jeune breton qui naguère a épousé l’amie de ma mère, Nelly Bessis, couple qui a bravé les intolérances et les préjugés pour s’aimer, Brigitte de ce pensionnat suisse que vous avez tous visité, et aussi Elisabeth Delorme qui a su m’accompagner de sa confiance inébranlable qui renouvelait la mienne, lorsque j’étais freinée par les vents contraires, et qui souhaite ce livre depuis près de 15 ans.
Vous tous, amis de chaque étape de ma vie, amis anciens, amis récents, vous avez tissé mes jours et embelli les fils de mon être. Et vous, amis de ceux qui ne sont plus et qui les représentez.
Ma mère, Mametchka, mon père, Father, ce soir vous êtes là.
A travers tous ceux ici présents, qui dans le livre vous ont rencontrés, j’entends votre murmure étoilé.
Et vous, Chère Françoise Seligmann, il y a quelques années encore, j’aurais pu embrasser votre main chaude et vous dire ma gratitude, et nous aurions souri, même ri peut-être. Nous nous serions réjouies de la date choisie pour la remise de votre prix, la veille de la journée du droit des femmes dont vous avez toujours porté la voix avec tant d’intelligente persévérance. Vous qui avez su résister à l’occupant et sauver des vies, mais aussi vous insurger contre la torture pendant la guerre d’Algérie, ouvrant le champ du droit au-delà de toute appartenance. Ce soir, c’est votre esprit que j’embrasse, que j’enlace, votre détermination sans failles, votre courage, et je vous sens ce soir sourire parce que votre œuvre continue à travers ce jury qui chaque année réunit les membres de cette grande famille de pensée claire que vous souhaitiez agrandir, sansrelâche.
Quel honneur pour moi de voir un instant mon  nom associé au vôtre.

Vous aussi vous êtes là, Eschyle, Aeschylos, Socrate, et vous, Olivier de Serres, cher agronome visionnaire, philosophe de la terre qui arpentiez il y a quatre siècles les champs  de Mirabel où je suis installée, vous qui avez inspiré l’écologie, par votre ode à Oïkos, notre maison, la terre. Chers compagnons, vous dont j’ai savouré le pain de la pensée, vous qui m’avez nourrie lorsque j’étais affamée, vous êtes là, sous mes paupières, sous nos paupières, parce que nous vous avons lus et aimés. Laissez moi ici vous présenter ma nouvelle famille, celle qui a enlacé mes mots, bercé les feuilles de mes automnes, et qui m’a amenée jusqu’ici, en ce soir de mars qui annonce le printemps.

On dit que les prix souvent sont préparés, à l’avance, distribués selon des contingences politiques, historiques ou lobbystiques. Pourtant, tous ces Hic n’ont ici pas de place. Je rends hommage à la probité qui habite ce jury, qui confirme ma foi sans failles dans l’institution  de la pensée, et qui a choisi ce livre, au seul gré du chant de ses oiseaux, car cher jury, je ne vous connaissais pas. Je nais à vous ce soir, et ce soir, je me réjouis de vous connaître. Si le combat contre le racisme a animé chaque jour de ma vie, m’a permis de me relever quels que soient les sarcasmes et les obstacles, votre compréhension de mon écrit est le plus beau cadeau qu’un écrivain puisse souhaiter : être compris, -cum-prehendre-, prise avec vous sur le grand bateau de la pensée, moi, l’exilée de toutes les îles, et être accompagnée sur le chemin des mots.

Je veux vous remercier aussi car ce prix n’est pas seulement honorifique, parce que vous savez -et comme c’est rare!-, que dégager un artiste des contingences financières, un temps, lui permet de se consacrer tout à sa création. Ainsi vous m’avez permis d’écrire le tome 2, sans l’anxiété du lendemain. Oui, car la suite, La forge solaire, paraît le 12 avril et grâce à vous, j’ai déjà commencé le tome trois !

Et là, je veux rendre hommage aux éditions Hozhoni, à Nûriel et Bernard Chevilliat, à ceux-là même qui ont permis la naissance de ce roman vrai. J’avais signé avec eux un contrat pour le récit de ma vie en 300 pages, mais comme vous le savez, à la fin de « La sagesse d’aimer », je n’ai que treize ans ! Et alors que je me décomposais parce que je  n’avais pas respecté mon contrat, Bernard m’a tendu l’avenant pour les tomes 2 et 3!

Quelle joie, chers Nûriel et Bernard, de faire ce chemin avec vous.

Car la douceur d’un livre est inégalable.

De la pièce que nous avions créée en 5 jours pendant le siège de Sarajevo, Le Dictionnaire de la Vie, j’avais dans l’urgence  publié le livre, en plusieurs langues, pour que la jeunesse  se saisisse au plus vite de ce message de paix né dans la guerre. De retour à Sarajevo, l’un des jeunes auteurs-acteurs, Mustafa Niksic, m’a confié : Quand l’obscurité de l’abri se refermait sur moi, je pensais à notre livre posé entre des mains inconnues, sur des genoux inconnus, à mes mots portés par d’autres, et je me suis senti bercé et la solitude s’éloignait.

De même, tandis que j’avançais seule dans mon ermitage sur le fil périlleux, parfois douloureux des mots, tandis que j’envoyais l’un après l’autre mes chapitres à Bernard seul à me lire pendant des mois, d’abord lui, puis chacun de vous amenés à me lire, vous m’avez éloignée des gouffres effrayants, réconfortée, parfois bercée, lorsque j’imaginais le livre  posé sur vos genoux, votre main tournant une page de mavie.

Il y a dix ans, j’ai écrit la pièce Socrate, le retour, pour transmettre sa pensée aux plus jeunes et, pour être fidèle à sa maïeutique, j’entraînais dans le spectacle des enfants des écoles primaires. 100, 200 élèves de CM1, de CM2 devenaient alors acteurs du procès de Socrate, et porteurs de son retour éclairé. Ils m’appelaient « la copine de Socrate »… Il y a quelques temps, un jeune homme est passé un soir à Mirabel, a poussé la porte du petit centre culturel que j’anime dans cette citadelle souvent déserte. Il venait boire un verre avec un ami. Il m’a reconnue, embrassée et m’a dit : Socrate, je l’ai rencontré en CM2 grâce à vous, il y a 10 ans, je ne l’ai jamais oublié. Nolhan est sans doute le plus jeune d’entre nous, ici, ce soir. Je l’ai invité parce que c’est pour lui que tous nous oeuvrons, pour ses sœurs et ses frères de par le monde, pour cette jeunesse qui nous succèdera. Il est ce soir l’ambassadeur de ces milliers d’enfants à qui j’ai tenté de transmettre la grâce de l’art, de cet espace sans failles qui nous rassemble au delà de nos différences et nous appelle à écrire, ensemble, l’histoire d’une lumineuse humanité.

Enfin, je veux saluer mon fils Kyril, mon premier enfant qui représente ce soir sa sœur Maïa et son frère Ivan, mes trois enfants qui ont patiemment supporté la mère que je suis. Par votre présence au monde, vous m’avez donné la force tous les jours de repousser l’ignorance et le sombre cortège qui l’accompagne d’intégrismes et de barbaries avides, et vous vous inscrivez à votre tour dans ce combat, chacun avec vos outils. Car, tous les jours, chacun d’entre nous a cette puissance de changer le monde, d’éclairer les tunnels les plus étroits et sombres, les eaux les plus troubles, les uns en construisant des phares, les autres, plus modestes et tout aussi essentiels avec leurs petites lampes frontales de conscience.

A cette famille sans limites qui œuvre tous les jours pour nourrir le fleuve vivifiant de la paix, je veux dire ma gratitude, ma reconnaissance, profonde, et mon amour.

Mais je veux également lancer un appel. Dans ma petite citadelle en Ardèche, lors de mes recherches, j’ai découvert dans les archives l’existence d’un temple protestant. Celui où Olivier de Serres recevait les émissaires de Luther, de Calvin mais aussi les sages catholiques, tous ceux qui oeuvraient pour la paix. Un temple de résistance, protégé par une chapelle catholique pendant les guerres de religion. Ce temple, mes amis, j’ai fini par le trouver, il était transformé en porcherie.

Devant l’intolérable, un nouveau combat a commencé. Notre association a fini par acquérir, ce temple, entouré d’un jardin, de quelques granges et maisons éparses. Nous avons cassé  les boxes des porcs, réouvert la fenêtre gothique. Et la rumeur s’est alors levée : cette Khan, cette juive ou musulmane, orthodoxe peut-être, pakistanaise, indienne ou russe, pourquoi veut-elle donc réhabiliter un temple protestant ? Pour en faire une synagogue, une mosquée? Et à ceux qui viennent me demander, mielleusement, « le H dans votre nom, est-il avant ou après le K ? », inlassablement je réponds : ça dépend des jours, mon H danse.

Et pour redonner vie à cet espace où les haches de guerre se désintègrent en respectueuse intelligence, où les lettres de tous les alphabets pourront danser sur l’Aria des lumières, lieu de ressources, de création et de ressourcement, halte pour les égarés, j’en appelle à vous qui m’avez déjà tant donné. Si la création de cet espace pour la paix peut trouver une oreille attentive, si vous connaissez quelques amis qui pourraient aider à la réalisation de ce  projet…

Non, ce ne sera pas une Sorbonne, cher Robert qui nous accueillez ce soir, qui nous entendez, sans doute amusé, mais un foyer de plus pour entretenir la flamme de l’esprit et la préserver dans l’écrin de la conscience.

Un espace de plus pour résister et chanter la liberté de l’être.

Merci, merci mes très chers amis.